Julie Héraclès

VOUS NE CONNAISSEZ RIEN DE MOI

Un premier roman, rentrée 2023

Résumé :

« Aujourd'hui, vous m'avez rasé le crâne, vous m'avez marquée au fer rouge et maintenant vous m'insultez comme une chienne.
Mais vous ne me détruirez pas.
Vous n'aurez pas cette étincelle qui me pousse à continuer, envers et contre tout.
Car, aujourd'hui, encore plus qu'hier, je suis forte d'un trésor inestimable.
Un trésor que beaucoup d'entre vous passerez toute une vie à chercher et n'obtiendrez jamais.
J'ai aimé.
Et j'ai été aimée. »

Le 16 août 1944, à Chartres, le photographe Robert Capa a immortalisé une femme, tondue, le visage incliné vers son nourrisson, conspuée par la foule.
Dans un roman bouleversant qui s'inspire de ce cliché, Julie Héraclès retrace la vie de cette femme libre, Simone, au tempérament incandescent

« Les salauds, les saints, j'en ai jamais vu.

Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc, c'est le gris qui gagne.

Les hommes et leurs âmes, c'est pareil... »

Philippe Claudel, Les Ames grises.

VOUS NE CONNAISSEZ RIEN DE MOI

1

► Vidéo Meet du 10/9/23

Chartres, 16 août 1944, à l'aube

Dans trois jours, j'aurai vingt-trois ans.
Je vais mourir avant.
Ils ne me louperont pas.
Une balle dans la tête.
Le sang gicle comme un geyser et me barbouille les yeux.
Le monde devient cramoisi, puis tout noir.
Je m'écroule, la gueule fracassée sur le pavé.
Petit tas inerte qu'il faudra charrier dans la fosse commune.

Ces visions m'assaillent depuis des jours.
Elles dansent la gigue dans mon cerveau, elles me trouent les entrailles.
Il n'y aura pas de pitié pour moi.
La pitié n'existe pas. La vengeance, oui.
Les Allemands ont fusillé ceux de Chavannes comme des chiens en 42.
Aujourd'hui, les vainqueurs ont changé de camp.
Je n'aurai droit à aucune clémence.
La pute du Boche va être butée.

Ça me fait du bien d'imaginer le pire.
L'imaginer, c'est comme l'empêcher d'exister.
Je me tiens bien droite, assise sur le banc de la table de la cuisine.
Il fait sombre.
L'électricité a été coupée et le soleil a toujours du mal à pénétrer la pièce.
Je les attends.
C'est pour ce matin.
Plus rien ne les retient.
Les Amerloques se sont pointés hier soir.
Aucun doute là-dessus, c'est Madeleine qui me l'a dit.
Elle sait tout, elle entend tout, Madeleine.

« Reste tranquille, tout ira bien, ils vont juste faire déguerpir les derniers Allemands.
Tu n'as rien à craindre, ma Simone. »

Elle est gentille, ma frangine.
Mais je n'écoute jamais ses conseils.

Hier, avant le couvre-feu, des clameurs ont retenti.
Elles venaient de la basse-ville.
Cris de joie ou cris de peur :
j'ai eu envie de savoir.
Moi qui me calfeutre depuis des mois, qui prends garde à ne pas respirer trop fort, j’ai déraillé.
J’ai collé Françoise dans les bras de Maman et je suis sortie en trombe.
Fallait que je respire.
Fallait que je voie.
C’était peut-être la dernière fois que j’étais libre dans ma ville.

La chaleur du soir m’a grisée.
J’ai couru dans les ruelles étroites et pentues, j’ai failli me ramasser dans les marches de la cathédrale, j’ai repris mon souffle le long de l’Eure.
J’étais vivante.
Arrivée au pont des Minimes, j’ai vu des flammes s’échapper du toit de la collégiale Saint-André.
C’est là que les Allemands entreposaient leurs vivres.

« Les Chleuhs ont foutu le feu ! »

Les gens criaient, galopaient, essayant de sauver des boîtes de conserve, des sacs de farine.
Ça sentait le caramel.
Paraît que les Allemands brûlaient leurs réserves de sucre, histoire de ne laisser aucune gâterie à leurs ennemis.
Paraît aussi qu’ils voulaient faire sauter la porte Guillaume.
Dernier barouf.
Je suis vite rentrée à la maison.
Madeleine m’a accueillie :

« Qu’est-ce qui t’a pris ?
Il aurait pu t’arriver malheur ! »

Cette nuit, Chartres a crépité.
Obus, tirs de mitrailleuse, un vrai champ de bataille.
Il y a eu de l’orage aussi.
Le tonnerre, les détonations, tout s’est confondu.
Je me suis endormie.
Vers trois heures du matin, une énorme explosion a fait trembler la maison.
Sans doute la porte Guillaume.
Françoise a pleuré.
Je l’ai prise dans mon lit.
Je l’ai bercée.
Françoise, ma toute petite, je ne te laisserai pas, je te protégerai, je te le promets.

Ce matin, je suis là, au rendez-vous.
Je n’ai pas fui.
Pour aller où, de toute façon.
Y a que les riches qui peuvent se faire la malle.
Moi, je vais payer.
Mais, c’est étrange, je n’ai pas peur.
Peut-être que je n’y crois pas vraiment.

Je me suis levée tôt, avant le soleil.
Je me suis lavé la tête dans l’évier de la cuisine, à l’eau froide.
Il me restait un bout de savon Cadum à la lavande.
Mes cheveux sentent le propre.
J’ai mis un peigne sur le côté, pour les retenir.
C’était la coiffure préférée d’Otto.
J’ai enfilé ma robe en vichy noir.
Celle qui me fait une taille fine.
Je l’aime bien, cette robe.
Personne ne peut voir qu’elle a été rapiécée vingt fois.
Et pour donner le sein à Françoise, elle est pratique.
Je n’ai qu’à déboutonner le devant.

Le carillon du couvent des sœurs de Saint-Paul annonce six heures.
Je n’ose pas faire de bruit.
Tout le monde dort encore à l’étage.
Maman, le vieux, Madeleine et Françoise.
Leur existence va être bouleversée par ma faute.
Mais je ne regrette rien.
Ce que la vie m’a donné n’a pas de prix.
Personne ne pourra me l’enlever.
Même si je meurs ce soir.

Quelque chose bouge sur ma droite.
C’est un cafard.
Il a jailli du trou de l’évier.
Il est gros, gras, même.
Connaît pas la disette, cet enfoiré.
Il avance à toute vitesse, un virage à gauche, une ligne droite, une volte-face.
Ses antennes virevoltent, comme affolées.
En temps normal, je l’aurais pourchassé, puis écrabouillé avec ma godasse, jusqu’à entendre craquer sa carapace.
Aujourd’hui, je n’ai plus le goût de lui donner la mort.
Qu’il continue sa vie de cancrelat.

Je suis prête.
Je caresse les veinures de la table.
C’est doux, le noyer.
Et c’est long, d’attendre.
Il faudrait que je mange.
Pour prendre des forces.
Hier, j’ai fait cuire le reste de pain rassis avec de l’eau et de la gnôle.
La mixture est toujours dans la casserole.
Épaisse, gluante, noirâtre.
Rien que d’imaginer cette bouillie dans ma bouche, j’ai envie de gerber.
Tant pis, je garde le ventre vide.

Au moins, j’ai l’impression d’avoir les idées nettes, le ciboulot décrassé.
C’est le plus important.
Si jamais ils daignent m’écouter, si jamais ils me font l’honneur d’un procès, je saurai quoi dire.
Vont pas être déçus.
Je leur déballerai tout.
Tout depuis le début.

2

Je suis née le 19 août 1921.
Dans la maison de mes grands-parents, rue de Beauvais, à Chartres.
Au premier étage, troisième porte au bout du couloir, dans la chambre verte.
Celle où personne ne dort, celle où je n’ai plus le droit d’entrer.

Maman a souvent dit qu’il faisait très lourd, ce jour-là, et qu’elle avait transpiré comme un bœuf.
À croire que c’est le seul souvenir que lui ait laissé mon arrivée au monde.
Elle a expulsé un bébé et perdu des litres d’eau.
Le reste, bouche cousue.
Je ne sais pas si Maman a été heureuse de m’avoir.
Je ne sais pas si le vieux était là, s’il lui a tenu la main.
Je sais juste que c’était un jour de sueur.

3

Chartres, 16 août 1944, 6 h 15

Tout à coup, dans la rue, des talons claquent.
Ce sont eux, je le sais.
Ils s’arrêtent, ils montent le perron, ils tambourinent sur notre porte.
Je sors d’une longue torpeur.
Vite, vite, je passe ma blouse de ménage par-dessus ma robe.
Pas besoin d’être trop jolie.
Faut juste que mon cœur cesse de battre comme un dératé.

« Au nom de la loi, ouvrez ! »

Je tire le loquet.
Et là, ils me font face.
Deux hommes.
En civil.
Jeunes.
Des fusils en bandoulière.
Je ne les ai jamais vus.
Le plus maigre porte un cache-œil noir.

Il me dit : « Simone Grivise ? C’est bien toi ? »

J’ai envie de lui mettre un pain dans l’œil qui lui reste.

Je réponds : « Oui, c’est moi ».

Il sourit.
Son copain lui décoche une bourrade et me sort, avec une haleine aux relents de rat crevé :

« Tu es en état d’arrestation.»

Je plaque ma main sur mon nez et j’articule :

« Je dois aller chercher ma fille.»

L’homme se tourne vers son comparse, puis vers moi :

« Non, non, pas de gosse, tu la laisses ici.
Mais tes vieux, dis-leur de se magner le cul.»

Madeleine entre dans la cuisine à ce moment-là, avec Françoise dans les bras.
Elle s’est pas fringuée, la frangine : robe de chambre en pilou et savates de mémère.
Elle souffle comme une phtisique, elle ouvre la bouche, elle veut parler, elle n’y parvient pas, elle secoue ma fille, et, enfin, elle répète :

« Ça va aller, là, là, ça va aller… »

La comptine n’a pas l’air de ravir les types.
Œil-de-pirate lance :

« Toi, la grosse, tu la boucles.»

Madeleine se tient coite, les yeux brillants.
Françoise se met à hurler.
Je me précipite.
Ma hanche heurte le coin de la table.
Je me recroqueville de douleur.
Pue-de-la-gueule me saisit par le bras :

« On a dit pas de gosse, t’es bouchée ou quoi ! »

Je me débats, je lui reprends mon bras.

Je crie :

« Ma fille a besoin de moi !
Je dois l’emmener ! »

Françoise s’époumone de plus belle.
Madeleine me fixe.
Il y a du bruit à l’étage.
L’escalier geint à l’unisson avec Françoise.
Le vieux entre en premier.
Il a vissé son béret sur son crâne.
Il sait que c’est l’heure du départ.
Il a les yeux battus de celui qui a renoncé.
Derrière lui, Maman, chignon de traviole, mèche grise qui lui barre le front.
Elle a chaussé ses lunettes, comme pour ne manquer aucun détail de la suite.
C’est elle qui demande :

« Qu’est-ce que vous faites chez nous ?
Vous n’avez pas le droit de brutaliser ma fille ! »

L’homme au regard amputé rétorque :

« Toi, la mère, tu f’rais mieux de fermer ta grande bouche.
Vous êtes tous les trois en état d’arrestation pour conduite antinationale.
Vous allez nous suivre.»

4

Maman n’a pas de chance.
Elle a épousé un dégonflé, et ça, c’est sa croix.
Déjà, sur le cliché du mariage, elle fait la tronche, avec la bouche à l’envers.
Et lui, malingre, il disparaît sous le tulle de la robe.
Effacé.
Mon père.
Ça me fout les poils de l’appeler comme ça.
Le mari de Maman, je préfère.
Ou le vieux, c’est encore mieux.

Pourtant, ce type-là, c’était pas son destin de devenir un paillasson.
Il avait des atouts, comme on dit.
Madeleine m’a raconté.
Il devait reprendre l’épicerie de ses parents, à Paris, avenue des Gobelins.
Attention, pas une épicerie de péquenauds, non, non, une boutique de luxe, comptoir en marbre, étagères laquées de blanc, cinq employés.
Et ça vendait du thé, du chocolat, des cakes aux cerises confites, de la bouffe de nantis.
La clientèle était fidèle, la boîte tournait et ne demandait qu’à prospérer.

« Il aurait pu devenir un Félix Potin, m’a dit Madeleine.
Il avait le certificat d’études primaires, il était travailleur et il venait d’épouser Maman pour l’aider à tenir le commerce.»

Tout pour réussir, en somme.
Mais, premier couac, la guerre.
Mobilisation, départ sur le front.
Maman reste seule, à Paris, avec Madeleine qui vient de naître et une affaire sur les bras.
Le vieux, on sait pas trop ce qu’il fait, polisseur d’obus ou tueur de poux.
Un truc de planqué.
À l’abri de la mitraille.
En 1918, il est vivant.
Autour de lui, que des morts.
Ses deux neveux, son beau-frère, ses trois cousins : tous tués par la Grande Guerre.
Mais lui, rien.
Pas même une cicatrice.
Il tente d’obtenir une pension.
Refusée, car pas de blessures dignes de ce nom.
Il quémande une breloque.
Refusée, car aucun acte de bravoure à signaler.

Après la guerre, le vieux est prêt à attaquer le reste de sa vie.
Deuxième couac : l’épicerie de l’avenue des Gobelins a fait faillite en 1917.
Maman a quitté Paris pour s’installer chez ses parents, à Chartres.
Et le vieux, bon suiveur, rapplique.
Ils s’enterrent dans cette maison de la rue de Beauvais, lugubre, puant l’humidité, couverte de salpêtre, sans salle d’eau, les toilettes dans la cour.
Avec, en prime, Bon-Papa et Bonne-Maman sur le dos.

Et, c’est là qu’elles commencent, les réprimandes perpétuelles.
Maman sait y faire.

« Pourquoi tu restes dans mes pattes ?
Tu me donnes mal à la tête à tourner comme ça !
Tu ne peux pas sortir ?
Aller au café, comme tous les bonshommes ?
Ça me ferait des vacances.»

Et Bonne-Maman qui en rajoute une couche :

« Mon gendre, nous avions espéré beaucoup de ce mariage.
Et le résultat, comment dire…
n’est pas à la hauteur de nos attentes.»

Alors, le vieux, la queue basse, il déserte.
Il part tôt, revient tard.
Il multiplie les petits boulots, rempailleur de chaises, poinçonneur de tickets d’autobus, mécano crasseux.

« J’ai cru me marier avec un commerçant parisien, je me suis réveillée avec un prolo de province »,

dit Maman.

Moi, de mon côté, petite fille prise entre deux feux, je choisis le parti de la plus forte, ça va de soi.
Maman paraît tellement sûre d’elle.
Un soir, au moment du coucher, je dois avoir sept ans, je tente, tout à trac :

« Dis Maman, je crois que ton mari n’est pas vraiment mon père.»

C’est sorti comme ça, sans vraiment que j’y réfléchisse.
Maman me contemple, déconcertée.
Elle fronce les sourcils.
Il y a cette marque verticale au milieu de son front, une ride enfoncée dans sa chair.
Le signe de la colère.
Elle va me mettre une raclée.
Elle ne m’a jamais frappée avant, mais, là, je sens déjà la brûlure de ses doigts sur ma joue.
J’enfouis mon visage dans mes mains.

Au bout d’un temps très long, j’entends :

« Pourquoi tu me dis ça, Simone ? »

Je relève la tête, rouvre les yeux.
Maman n’a pas bougé, mais la ride de colère a disparu.
Légèreté dans ma poitrine.

« Ne te fâche pas.
C’est juste une impression.»

Maman hausse les épaules et je crois apercevoir un semblant de sourire sur ses lèvres.
Je n’insiste pas.
J’en sais assez.

5

Chartres, 16 août 1944, 6 h 30

Je n’ai pas d’échappatoire.
Je vais les suivre, ces types.
Je lance un dernier regard à Françoise.
Laisser ma petiote me tord le ventre.
Je ne sais pas quand je la reverrai.
Je ne sais même pas si je la reverrai.
Ne pas pleurer.
Ne pas flancher.
Madeleine s’occupera de Françoise.
J’ai réussi à dégoter deux boîtes de Blédine.
Tout ira bien.

« Allez, bougez-vous, on va pas y passer la journée ! »

Le canon d’un fusil se plante dans ma nuque.
Le métal froid me fait sursauter.
Françoise hurle toujours.
Les chaises sont bousculées.
Un bol tombe de l’égouttoir et se brise sur les tomettes.
Le vieux manque de s’étaler.
Maman s’agrippe à mon bras, nous nous retrouvons en moins de deux dans notre rue.

« On va où ? »
ose Maman.

« T’occupe la vieille, tu le sauras assez tôt ! »

Les deux fumiers font claquer la culasse de leurs fusils.
Des fois que nous tenterions une fuite.

Il fait bon dehors.
La pluie de la nuit a lessivé les trottoirs.
J’aspire à grosses goulées le parfum tant aimé du pavé mouillé.
Tout à l’heure, ce sera la fournaise.
Une journée idéale pour se dorer aux bords de l’Eure.

Notre rue de Beauvais est déserte.
Mais je me doute que derrière chaque rideau, derrière chaque volet, nos voisins prennent leur pied.
Pauvres imbéciles, il faut bien qu’ils occupent leur vie miteuse.
J’entends d’ici ce que colporte la mère Fruchard, que c’est moi qui ai dénoncé son mari, moi qui ai fait déporter Lambert, l’assureur et Pelletier, le comptable.
Et puis quoi, encore.
Je sais ce que j’ai fait, je peux me regarder dans un miroir, et si c’était à refaire, je n’aurais aucune hésitation.

Otto, mon destin tortueux me menait vers toi.
Le reste n’a aucune importance.
Otto.
Tes mains chaudes sur mon ventre, sur mes hanches.
Si seulement je pouvais t’enlacer à nouveau.

Je lève la tête.
Le ciel est bleu immaculé.
Je crois toujours en toi, sainte Bernadette.
Même si j’ai été moins fervente ces derniers temps.
Pardonne-moi, je réciterai mes prières.
Protège Françoise.
Et protège-moi.

Nous prenons la rue des Lisses, longeons l’école de mon enfance et sa ribambelle de souvenirs odieux.
Nous passons à côté de la prison.
Ses hauts murs sales, épais, en pierres de Berchères, me foutent la frousse.
C’est peut-être là qu’ils nous emmènent.
Un cachot.
Avec de la paille et des rats.
Nous rasons la porte cochère, massive, inexpugnable.
Nos cerbères ne s’arrêtent pas.
Ils tracent.
Tiens, ils portent tous les deux un brassard FFI à l’avant-bras.
Rectangle de tissu bleu blanc rouge dont les fils s’effilochent.
Je ne l’avais pas remarqué tout à l’heure.
Pourtant, on ne voit que ça.
Bons petits patriotes.

« Qu’est-ce que tu fous, toi, à lambiner ?
On fait pas une balade de santé.
Grouille-toi, l’embochée.»

Le cyclope me file un coup de fusil sur les fesses.
Je réprime un cri, je serre les mâchoires.
Il s’esclaffe.
Ce qu’il ne sait pas, c’est que pour moi, embochée, ce n’est pas une injure.
Il y a eu un moment, dans ma vie, où je me suis sentie plus allemande que française.
Il y a même eu un jour où j’ai vibré en voyant le peuple allemand acclamer son Führer.
L’Allemagne allait engendrer un monde nouveau, j’en étais persuadée.
Tout ça, c’est vrai.
Tout ça, j’y ai cru.
Même si c’est loin, maintenant.
Je ne suis plus la même.
À présent, j’ai trouvé d’autres raisons de vivre.

Autour de moi, mes parents font triste mine.
Le vieux a perdu cinq centimètres.
Il était déjà voûté.
Il est maintenant rabougri.
Il marche le nez sur ses chaussures.
Maman, elle, trottine d’un bon pas.
Mais je sais qu’elle prend sur elle.
Quand elle est pâle, c’est que ça ne va pas : soit elle va chialer, soit elle va gueuler.

Je détourne les yeux.

Ce qui est sûr, c’est que Maman va morfler, la pauvre.
Ça me tire les larmes.

Je continue de marcher.
Sur notre passage, les roses trémières nous saluent, comme hier, comme si de rien n’était.
Indifférentes.
Tiges vert charnu.
Corolles rose délicat.
Elles m’ont toujours sidérée, ces fleurs.
Elles parviennent à pousser dans les interstices des pavés, là où il n’y a pas de terre, pas d’eau.
Elles créent la vie là où c’est impossible.
Je dois faire comme elles.
M’accrocher.
Garder espoir.
Rester vivace.

La bouche à incendie indique la fin de la rue des Lisses.
Nous bifurquons à droite et nous nous engouffrons dans la sombre artère du Cheval-Blanc.
On dirait que nous sommes en route pour Guéry, mon lycée, qui maintenant fait office de mairie provisoire.
C’est là qu’ils doivent s’occuper des Français comme moi.
Je n’ai pas envie de poser la question, ça leur ferait trop plaisir.
De toute façon, ma langue est comme engourdie.
J’ai l’impression de ne pas être là.
Que mon corps chemine dans un univers parallèle à mon esprit.
Il faut que je me reprenne.
Je vais avoir besoin de toutes mes facultés.

Nous passons tout près de l’ancienne maison d’Eva.
Porte grenat dissimulée par une glycine.
Qu’est-ce que j’ai été heureuse de venir ici.
Et qu’est-ce que je l’ai aimée, Eva.
Même maintenant, j’ai beau savoir de quoi elle est capable, je ne peux pas m’empêcher de l’admirer.
Elle s’est carapatée avec sa fille dès qu’elle a senti le vent tourner.
Maligne.
Elle est loin à présent.
Eva, ses jupes moulantes, ses décolletés vertigineux, sa façon de croiser les jambes, son sourire vermillon, personne ne pouvait résister.
Avec Eva, j’ai entraperçu qu’une autre vie était possible, que les femmes n’étaient pas toutes destinées à s’encombrer d’un mari et faire les bonniches jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Nous dépassons la maison à la glycine.
Soudain, le FFI avec le bandeau pile.

« Non, non, pas par là, allons plutôt à la cathé ! »

Son acolyte ouvre la bouche, la referme, et obtempère.
Nous rebroussons chemin en direction de la ruelle qui mène à la cathédrale.
C’est quoi ce revirement.
Ils avancent au petit bonheur, on dirait.
Ou bien, ils veulent traverser une à une toutes les rues environnantes afin que le quartier entier soit au courant de notre arrestation.
Ça doit être ça.
Salauds.

J’ai chaud.
J’ai deux épaisseurs sur le dos, ma robe vichy et ma blouse.
La sueur commence à dégouliner entre mes seins.
Ah, merde, mes seins.
Si je n’allaite pas dans l’heure, je vais douiller comme une damnée.
Mes nichons vont s’engorger, brûlants comme des braises, durs comme des pierres.
J’aurais dû réveiller ma Françoise, tout à l’heure.
J’aurais dû lui donner la tétée.

Tout à coup, deux détonations.
Je n’arrive pas à les localiser.
Au-dessus de nous, on dirait.
Notre groupe s’immobilise.
Pue-de-la-gueule pointe son fusil vers le ciel.
Je ne sais pas si je dois courir ou me planquer dans une encoignure de porte.
Je croise le regard de Maman.
Elle riboule des yeux.
Elle s’accroupit sur le trottoir, les mains sur la tête.

« Putain, la vieille, qu’est-ce que tu fous ?
Allez, bouge-toi le fion ! »

Le FFI piaffe devant Maman.
Le vieux s’approche, tend une main.
Maman se relève, seule.
Nous repartons au trot, un énergumène devant nous, un autre derrière.

La cathédrale est maintenant toute proche.
Sa présence majestueuse, éternelle, me submerge, comme toujours.
Sauf qu’aujourd’hui, je n’ose pas lever la tête vers les flèches.
J’ai l’impression que les tirs proviennent des clochers.
Nous débouchons sur le parvis de Notre-Dame, vaste étendue recouverte de gravier, sans arbre ni bosquet.
On ne peut pas être plus à découvert.
À nouveau, des rafales.
Plus proches encore.
Le FFI devant nous part comme un fou, nous cavalons derrière lui, mes seins ballottent, je n’arrive plus à respirer.
Il faut dégager de cette foutue esplanade.

Ça y est, la mairie est en vue.
Je vais pouvoir reprendre mon souffle.
Mais non, le FFI ne s’arrête pas, il continue, il dépasse la mairie, court encore quelques mètres, traverse la rue.
Et là, halte.
On dirait que c’est la fin du voyage.
Devant nous se dressent les grilles de la préfecture.
Noires, luisantes, pointues.
Une brève seconde, je vois ma tête, empalée sur ces pics.
Je titube, je me cramponne à Maman, nous vacillons,

Ça y est, la mairie est en vue.
Je vais pouvoir reprendre mon souffle.
Mais non, le FFI ne s’arrête pas, il continue, il dépasse la mairie, court encore quelques mètres, traverse la rue.
Et là, halte.
On dirait que c’est la fin du voyage.
Devant nous se dressent les grilles de la préfecture.
Noires, luisantes, pointues.
Une brève seconde, je vois ma tête, empalée sur ces pics.
Je titube, je me cramponne à Maman, nous vacillons, nous nous étalons dans le caniveau.

6

Maman, ma petite Maman, je suis la seule à connaître tes secrets.
Pour les autres, tu as toujours été la voisine revêche qui porte la culotte.
Pendant la Première Guerre, pendant que ton mari était au front, c’est toi qui as fait tourner, à Paris, l’épicerie familiale.
Personne pour t’aider.
Tu avais placé ta nouvelle née, Madeleine, chez Bonne-Maman et Bon-Papa, à Chartres.
Et tu t’es démenée.

Pour négocier aux Halles avec les fournisseurs.
Pour régenter les deux employées qui restaient.
Pour attirer le chaland, malgré les prix qui flambaient et les denrées qui se raréfiaient.

Cette épicerie parisienne représentait beaucoup pour toi, Maman.
C’était la possibilité de continuer l’ascension sociale de ton père, modeste serrurier devenu chef d’une entreprise de vingt ouvriers.
C’était aussi une revanche.

Tu n’avais pas pu faire d’études.
Tes professeurs t’avaient jugée trop médiocre pour obtenir le moindre examen.
Tes deux sœurs aînées avaient empoché le certificat d’études primaires.

Mais toi, la benjamine, tu avais dû te contenter d’une école ménagère.

Coudre, cuisiner et briquer.

Voilà ce que tu étais censée faire de ta vie.
Ça te foutait la rage.
Tu voulais prouver au monde, et à toi-même, que tu en avais dans la caboche.
Tu voulais faire fortune.
Et te vautrer dans l’oseille.
Pour rabattre le caquet à tous les crétins qui n’avaient pas cru en toi.

Mais la vie n’en fait qu’à sa tête :

à la fin de la guerre, l’épicerie a été déclarée en faillite.

Madeleine m’a dit qu’il y avait eu des choses pas claires, une histoire de balance dont l’aiguille ne revenait jamais sur le zéro.

Un tarage défectueux.
Dénonciation, enquête, fermeture administrative, liquidation.

Moi, je crois surtout que Maman ne savait pas y faire avec la clientèle.
Je l’ai vue à l’œuvre, plus tard, dans la crèmerie qu’elle est parvenue à ouvrir à Chartres.

Elle ne souriait jamais.
Elle disait à peine bonjour aux imprudents qui avaient le malheur de pénétrer dans la boutique.
Quand elle ouvrait la bouche, on avait toujours l’impression qu’elle aboyait.
Elle semblait excédée.
Les gens l’insupportaient.

Avec moi, Maman n’était pas celle-là.
Certes, elle ne me parlait pas.

Jamais de mots gentils.
Jamais de mots tout court.
Juste le strict nécessaire, mange ta soupe, ne te cure pas le nez, va te coucher.

Mais ses mains me choyaient.
Ses bras m’enlaçaient.
Chaque matin, lorsque j’étais petite, elle me coiffait longuement.
Elle chantonnait même.
À cette époque, j’avais encore les cheveux raides.
Au réveil, ils étaient sertis de nœuds.
Maman, malgré ses mille tâches à accomplir, prenait le temps de brosser ma longue chevelure brune, en veillant à ne pas tirer, à ne pas m’arracher la peau du crâne.
Elle me tressait une natte qui m’arrivait aux fesses.
Parfois aussi, elle me confectionnait des macarons, roulés au-dessus de chaque oreille.
Je les aimais moins que ma natte, car ils dégringolaient au moment de jouer à la marelle.
Mais Maman avait l’air tellement investie dans sa mission que je n’osais pas lui avouer ma préférence.

Quelquefois, je surprenais son regard sur moi et je ne le reconnaissais pas.
Rêveur, doux, presque tendre.
La ride qui, en temps normal, séparait ses sourcils, était lissée.
Au creux de son visage apaisé, je percevais les restes d’une beauté ancienne.
Ses yeux en amande, ses pommettes saillantes, ses lèvres pleines, elle avait dû être jolie.
Et son regard posé sur moi me transfigurait.
Elle m’aimait.
Elle n’avait pas besoin de me le dire.

Avec Madeleine, Maman était différente.
Tellement différente que j’ai longtemps cru être fille unique.
Madeleine trinquait.
Maman s’adressait à elle comme si elle était la souillonne de la maison.

« Madeleine, tu n’as pas encore fait la lessive, presse-toi ! » ou
« Madeleine, la vaisselle est toujours dans l’évier ! »

Ma sœur était préposée aux corvées jusqu’à la nausée.
Elle ne rechignait pas.
C’était comme ça.
Moi, avec mes sept ans de moins, j’étais la petite qui ne savait pas faire.
Donc, je ne faisais rien.

Même pour les événements à marquer d’une croix, Maman ne nous traitait pas de la même façon.
Je me souviens de mes premières règles.
J’avais onze ans.
Personne n’avait pris soin de me prévenir que cela pouvait survenir.
Lorsqu’en me levant, un matin, je vois mon drap rouge, ma culotte rouge, je ne comprends pas que c’est du sang.
Et que ce sang vient de moi.
Je reste figée un long moment, comme hypnotisée par les taches.
Madeleine qui m’appelle pour le petit déjeuner, voyant que je ne descends pas, se ramène dans ma chambre.
Elle se met à rire.

— Eh bah ma Simone, t’es précoce dis donc !

— Précoce ? Pourquoi ?

— Moi, je les ai eues à treize ans !

— Quoi ?

— Bah mes règles ! Là, ce que tu vois, c’est le sang de tes règles !

— Quel sang ?

— Bon, arrête de te faire plus bête que tu n’es.
Ce n’est pas à moi de t’expliquer de toute façon.
C’est à Maman.
J’espère qu’elle aura la main plus légère que pour moi, ma petite biche.

Là, j’ai du mal à déglutir.
Je marmonne :

— Mais, j’y suis pour rien, Madeleine…

— Je sais bien, mais c’est comme ça que ça se passe.
Une bonne gifle et tu n’oublieras pas le jour où tu es devenue une femme.

Alertée par nos voix, Maman surgit.
Elle lorgne le drap.
Elle me dévisage, s’avance vers moi et saisit mon poignet.
Je tremble.
Direction, le tub, dans sa chambre.
Là, Maman me dépouille de ma chemise de nuit et elle me lave.
L’eau chaude sur mon ventre, le gant sur mon pubis.
Le tout, en silence.
Juste cette phrase :

« Tu es une grande fille maintenant Simone.»

J’acquiesce, hésitant sur ce qu’il faut en penser, mais tellement ravie d’être récurée comme une princesse.
Pour moi, pas l’ombre de la moindre claque.

Lorsque nous descendons, ma sœur termine sa tartine de gelée de coings.
Elle me guigne, avec des mirettes exorbitées.
Je baisse la tête pour qu’elle ne voie pas mon sourire.
Nous ne sommes décidément pas logées à la même enseigne.

Cette différence de traitement, entre Madeleine et moi, me pinçait parfois le cœur.
Mais je n’y pouvais rien.
Maman devait avoir ses raisons.
Je ne cherchais pas à en savoir davantage.
Et puis un jour, j’ai compris.
C’était un lundi soir, je rentrais de l’école.
Le lundi, Maman ne travaillait pas.
Elle me préparait toujours un bol de lait pour le goûter.
Mais ce jour-là, personne dans la cuisine.
Je monte.
À l’étage, dans le couloir, un rai de lumière.
C’est la chambre verte.
Ouverte.
Je m’approche :

des gémissements, un nez qui se mouche.

Je passe la tête dans l’encadrement de la porte.

— Maman ?

— Oui, Simone ?

Maman est assise sur le lit.
Elle se tamponne les yeux.

— Tu pleures ?

— Oui, ça peut m’arriver, tu sais.
Ça va passer.

— Pourquoi tu pleures ?

— T’occupe pas de ça ma fille.

C’est rien, n’en parlons plus.

Entre ses doigts, Maman triture une photographie aux bords dentelés.
J’aperçois le portrait d’un homme, en uniforme.
Un soldat.

— C’est qui, Maman ?

Elle semble découvrir la présence de cet homme entre nous.
Elle le scrute.
Les minutes passent.
Puis, dans un geste précipité, elle déchire l'image en petits morceaux.
J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort.
Maman ramasse ce qui reste de la photo, elle renifle une dernière fois, se lève du lit et m'entraîne à l'extérieur.

— Allez, maintenant, ça suffit, Simone, va jouer.
Et ne t'avise plus jamais de rentrer dans cette chambre.
C'est bien compris ?

Maman referme la porte.
L'obscurité du couloir s'abat sur nous.

Mais au fond de moi, il y a comme une lumière qui s'est allumée.
Un truc auquel j'ai cru pendant longtemps.
Ce soldat, sur la photo, Maman l'avait aimé, c'était certain.
Il pouvait être son cousin, son neveu.
Ce jour-là, j'ai décidé que c'était mon père.
Mon père véritable.
Maman avait eu un autre homme dans sa vie.
Madeleine et moi, nous n'avions pas le même géniteur.
Le vieux, c'était le sien.
Et le mien, c'était ce soldat au visage flou.

7

À trente-trois ans, en 1926, Maman décide de se sortir de la mouise.
Elle opte pour le seul métier qu’elle connaît : commerçante.
Elle claque l’héritage de Bon-Papa qui vient de mourir et s’offre une nouvelle crèmerie, à Chartres.
Pas n’importe où : rue de la Pie, là où fleurissent les commerces de bouche huppés de la ville.
La boutique de Maman se pavane à l’angle de la rue, à côté du boulanger, en face du caviste.
Pain, vin, fromage, la combinaison est idéale pour rameuter les clients.
Et Maman ne mégote pas sur la façade : grande devanture étincelante, moulures en stuc blanc et une enseigne en lettres dorées qui dit

« À la bonne crème ».

Dès le pas de la porte, une odeur de maroilles attaque les narines.
Au bout de quelques minutes, le nez s’habitue et ce sont les yeux qui se retrouvent à la fête.
Dans la vitrine, des dizaines de frometons se serrent, se poussent, s’escaladent les uns les autres.
Chacun rivalise d’élégance : mimolette en robe orangée, vacherin immaculé, crottins de chèvre parsemés de fines herbes, toutes les couleurs s’entremêlent.

Chaque matin, je n’ai qu’une envie : accompagner Maman à la boutique.
Madeleine part à l’école, le vieux, au boulot et moi, je suis préposée pour rester à la maison avec Bonne-Maman.
Le calvaire.
Je n’aime pas cette vieille dame qui ne sourit jamais, qui tricote sans cesse et qui me débarbouille les joues avec sa propre salive.
Souvenir écœurant.
Elle me fait peur aussi avec ses dictons.

« Simone, le pain : mets-le à l’endroit sur la table sinon le diable entrera dans la maison.»

Aux aurores, encore tiède de sommeil, je m’habille dare-dare, et je me presse contre Maman.

« Tu es sûre Simone ? Ce n’est pas très marrant pour toi… »

Je minaude, tente un sourire.
Maman hausse les épaules.
Elle brosse et natte mes cheveux.
Puis, nous partons toutes les deux dans le calme du petit matin, à l’heure où la nuit hésite à disparaître.
La ville dépeuplée nous appartient.
Maman file à la conquête de son rêve de fortune et moi, je lui cours après pour rester à sa hauteur.
Elle m’a choisie pour être à ses côtés.
Je n’échangerais ma place pour rien au monde.

Dans la boutique, les clients sont rares.
Je m’assois toujours au fond, sur l’escabeau en bois qui sert à Maman pour atteindre les étagères.
J’ai une mission.
Classer les étiquettes blanches, bordées de noir, que Maman pose sur les fromages pour indiquer leurs noms.

« Voilà l’alphabet, Simone.
Ça va t’aider à mettre les noms dans le bon ordre.»

Première expérience de la lecture : je décrypte la lettre du début et cherche ensuite si fourme d’Ambert se range avant ou après livarot.
Mon index glisse sur la liste de Maman.
Une fois que j’ai trouvé, je case l’étiquette au bon endroit, dans une boîte métallique qui a autrefois contenu des petits-beurre.

Un soir, lors du dîner dominical, Maman décrète qu’il est temps pour moi d’entrer à l’école.

— Simone va aller à Sainte-Bernadette en octobre.

À ces mots, le vieux s’étrangle avec sa vinasse.
Il articule :

— Sainte-Bernadette ? Mais c’est payant !

Maman lève les yeux au ciel et répond :

— Oui, et alors ?

— Alors, Jacqueline, voyons, tu sais bien qu’on ne roule pas sur l’or !

— C’est sûr qu’avec ta paye, on n’a pas tiré le gros lot !

— Arrête, tu veux bien.
Pourquoi Simone n’irait pas à l’école publique, comme Madeleine ?

— Parce que je veux le meilleur pour Simone.

Le vieux grogne un truc incompréhensible.
La décision est prise.
Je vais bientôt entrer à l’institution Sainte-Bernadette, rue des Lisses, à l’ombre de la cathédrale, à deux pas de la maison, à deux pas aussi de la prison.

C’est une école catholique pour filles.
Pour filles de la bonne société d’une petite ville de province.
Une ville qui vit au rythme ancestral de son calendrier religieux, avec ses messes, son pèlerinage et sa semaine sainte.
En entrant pour la première fois dans la cour de Sainte-Bernadette, je suis toute frémissante.
La tristesse de quitter Maman se mêle à l’euphorie de découvrir un monde inconnu.
La cour est minuscule, coincée entre une chapelle, deux maisons qui font office de classes et un marronnier aux feuilles jaunies.
Une vraie marelle est dessinée sur le goudron.
Des filles de mon âge, nattées et serrées dans leur blouse, attendent l’appel des noms.
Moi aussi, j’ai revêtu une blouse bleu marine.
Sur le col, Madeleine a brodé une jonquille dont je suis fière.
Derrière les larges fenêtres, j’aperçois le tableau noir et les pupitres.
Toutes ces nouveautés : c’est comme si ma vie allait commencer.
Je palpite.

Mais, très vite, ça dérape.
Pas pour ce qui est du travail scolaire.
De ce côté-là, j’apprends à toute allure.
Compter avec le boulier, rien de plus facile.
La lecture, au bout de trois mois, c’est dans la poche.
Non, ce qui ne va pas, ce sont les pimbêches.
Il y en a une surtout, Juliette, museau de fouine.
Elle dit que je parle mal.

« Dans ta bouche, y a que des gros mots.
C’est interdit chez moi.»

Lorsque je m’approche, elle prend un malin plaisir à se pincer le nez en beuglant :

« Vous ne trouvez pas que ça sent le camembert pourri tout à coup ? »

Les autres filles gloussent, je serre les poings, je me retiens de décocher des coups de pied, je lorgne leurs souliers vernis.
Moi, j’ai des bottillons craquelés hérités de Madeleine.

Ça ne peut pas continuer comme ça.
Faut que je réagisse.
Je choisis une tactique moins frontale que la violence pure.
L’asticotage.
Je dénoue le foulard du colin-maillard, je chipe la lettre du facteur, j’intercepte du pied une corde à sauter en plein mouvement.
Ça piaille, ça braille, ça chiale.
Et moi, je me gondole.
Je suis la reine de la cour, je ne compte plus pour du beurre, les pestes n’ont qu’à aller se faire voir.

Ça ne dure pas.
Un midi, avant le déjeuner, la directrice de l’institution me convoque.
Sœur Solange, elle s’appelle.
En entrant dans son bureau, j’ai une boule dans le ventre.
Il ne faut surtout pas que Maman soit au courant, ça lui ferait de la peine, elle a déjà assez de soucis.
En même temps, hors de question d’être punie alors que je ne suis pas la seule coupable.
Sœur Solange m’apparaît en contre-jour, debout près de la fenêtre.
Elle n’a pas mis son voile de religieuse, des mèches folâtrent autour de son visage, elle semble jeune.
Elle se tourne vers moi, les mains jointes, me considérant avec les sourcils relevés.

— Simone, vos camarades se plaignent sans cesse de vos chamailleries.
Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

Sa voix est douce, je prends confiance.

— Ma sœur, je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Simone, allons, je sais que ce n’est pas facile pour vous.
Mais vous êtes intelligente.
Vous devez comprendre qu’il y a des choses qui ne se font pas.

— Je…

— Je n’ai pas envie de vous faire la morale.
Je ne vous demande qu’une seule chose : arrêtez de provoquer des querelles.
Tout le monde s’en portera mieux, vous la première.

Je ressors du bureau, légère.
Pas de punition, pas de lettre à Maman.
Je n’ai retenu qu’un mot, intelligente.
J’abandonne l’asticotage, puisqu’il le faut.
J’adopte un nouveau jeu.
Un truc encore plus excitant.
Lors des récrés, je choisis ma proie avec soin, je m’approche à petits pas, et zou, je soulève une jupe.
Les filles glapissent, hésitant entre rigoler ou m’agonir d’injures.
Moi, vite, vite, je disparais derrière le marronnier, le cœur vibrant d’être plus que jamais au centre de la cour.

Bien vite, rebelote, un midi, nouvelle convocation dans le bureau de sœur Solange.
Ce jour-là, la directrice a mis sa cornette.
Elle se tient très droite, assise derrière son bureau.
Aucun papier ne dépasse, juste le sous-main en cuir et le plumier métallique.
Sœur Solange fronce les sourcils.
J’ai les genoux qui flageolent.

— Simone, c’est inadmissible.

— Ma sœur, ce n’est pas ma faute…

— Taisez-vous.
C’est grave.
La mère de votre camarade Juliette se trouve dans la bibliothèque, elle attend vos excuses.

Une suée me mouille le dos.
Je bredouille :

— C’est pas moi qui ai commencé…

Sœur Solange me coupe :

— Peu importe qui a commencé.
Nous n’en sommes plus là.
Vous avez passé les bornes, Simone.
Vous devez vous excuser.

J’imagine la scène, moi, fourmi, obligée de me plier face à une ogresse.
Je fais non de la tête.
Sœur Solange frappe la table des deux poings.

— Dois-je vous rappeler que Juliette est la fille du directeur de la Banque de France ? Et vous, Simone, vous n’êtes rien.

— Non, non, je ne peux pas !

— Simone, c’est la réputation de mon école qui est en jeu.
Si vous ne vous excusez pas, la sanction sera exemplaire.

Sans réfléchir, je crie :

— Je préfère encore ça !

Sœur Solange hoche la tête, l’air accablé.
Elle s’approche de moi, une aiguille et un ruban à la main.
Elle s’agenouille.
Je n’ose plus bouger.
Un coup d’aiguille est si vite arrivé.
En quelques instants, je me retrouve avec ma jupe soulevée par l’arrière, ma culotte à l’air.
Sœur Solange a cousu un bout du ruban au bas de ma jupe et a coincé l’autre bout dans l’élastique d’une de mes nattes.

— Et maintenant, vous allez faire des tours de cour !

La directrice ouvre la porte.
C’est l’heure de la récréation, on entend le brouhaha joyeux des jeux.
Les sanglots encombrent ma gorge.

— Oh, non, pas ça, je vous en supplie !

J’essaye d’arracher le ruban.
Sœur Solange me tord le poignet.
Je me dégage, tente une fuite à l’opposé de la porte, je manque de trébucher.
La directrice me rattrape par les épaules.
Puis, du plat de la main, elle me pousse dans la cour.

En une seconde, tous les regards convergent sur moi, les jeux cessent, le silence s’installe.
Sur le perron de la bibliothèque, j’aperçois une femme, très mince, robe en tissu pied-de-poule et capeline assortie sur la tête.
Elle me toise.
Temps suspendu, chacune retient son souffle.
Soudain, sous le préau, un rire éclate.
Je sais qu’il va y en avoir des dizaines d’autres.
Je ne les entendrai pas.
Les pestes ne gagneront pas.
Je serai la plus forte.
Je refoule mes larmes, j’avance, la tête haute et je fixe les clochers de la cathédrale qui pointent au-delà du mur de l’école.
Je me dirige vers eux.
Autour de moi, tous les visages hilares sont muets.
Je ne marche plus, je flotte, je monte au ciel.

Une brise s’insinue entre mes cuisses, fait frissonner l’élastique de ma culotte.

C'est agréable.

Remerciements

Merci à Constance Trapenard, mon éditrice.
Je t’ai envoyé le manuscrit par la poste, tu l’as lu, tu m’as appelée et cette belle aventure a commencé.

Merci à mes premiers lecteurs : Catherine Andreucci, Nadège Camelio-Agard, Noéline Gadonna, Clara Héraclès, Claire Laurent et Aurélien Tartrat.
Votre lecture attentive m’a été très précieuse.

Merci aux écrivains Hemley Boum et Jean-François Samlong, rencontrés lors d’un atelier d’écriture à La Réunion.
Vos encouragements m’ont portée pendant toute l’écriture du livre.

Merci à Julie Fuster des Artisans de la fiction.

Ton enseignement m'a ouvert les yeux.

Merci à Philippe Frétigné et Gérard Leray.
Votre enquête historique « La tondue, 1944-1947 » a été une source d'inspiration.

Merci à mes parents.
Votre présence, constante, est un roc.
Merci à mes fils.
Votre patience et votre enthousiasme m'émeuvent.

Et merci à toi, Stéphane, pour ton soutien indéfectible et ta relecture sans complaisance.
Sans toi, ce premier roman ne se- rait pas né.